dimanche 23 novembre 2014

Change or Die

Socrate n'a laissé aucun écrit. Nous le connaissons à travers ses disciples, dont Platon est de loin le plus célèbre. Platon a écrit trente-cinq dialogues qui ont été minutieusement étudiés au cours des deux millénaires et demi suivants, par les théologiens d'abord, puis par les universitaires. Certains auteurs, tels Simone Weil (la philosophe, pas la ministre) considèrent que dans la longue liste des savants occidentaux, il est le seul à mériter le titre de philosophe, et qu'on est philosophe autant qu'on est platonicien. "Rien ne surpasse Platon.", dit-elle, mais aussi:  "Platon n'a dit que la moitié."

Entre le VIème et le IVème siècle avant notre ère, Athènes grouillait de talentueux orateurs qui se proposaient d'enseigner à qui le voulait l'art de convaincre. Les plus fameux étaient réputés pouvoir démontrer une chose et son contraire, avec des arguments également imparables. Il y eut même un certain Calliclès, à ce que rapporte Platon, pour soutenir fort brillamment que l'homme devait, à l'exemple de la nature, donner libre cours à ses passions les plus furieuses et qu'il était juste que les forts opprimassent les faibles. Socrate n'était alors qu'un orateur parmi d'autres, mais lui seul prit la mesure du très grave danger que courait la cité. Il entreprit de refonder la civilisation athénienne, sa mystique, sa morale et sa science, sur des bases consolidées. Il fut accusé d'impiété par les autorités et condamné à mort, tandis qu'Athènes sombrait dans la tyrannie.

Socrate a ensuite continué à vivre d'une autre vie, sous la plume de son élève. Toute l'œuvre de Platon est une enfilade de saynètes figurant Socrate en train de converser avec ses amis et contradicteurs (sauf Les Lois). Il est admis que ses premiers livres seulement sont des retranscriptions plus ou moins fidèles de paroles réellement prononcées par son maître, et que le reste de ses écrits met en scène un Socrate imaginaire, à travers lequel Platon expose "ses" théories. Mais ce n'est qu'une supposition, basée sur des statistiques lexicales et une chronologie manquante.

Platon, si ce n'est Socrate, préconisait entre autres de bannir les poètes de la cité. Homère était pour lui le pire de tous, parce que le meilleur. Ces histoires de héros faillibles et de dieux jaloux, immolant les hommes à leurs divines mais néanmoins mesquines disputes, rendaient les esprits perméables aux séductions des sophistes. C'est en prose que Platon a chanté l'épopée de Socrate, comme pour bien marquer la différence. Aux anciens mythes devenus toxiques, Platon en a opposés de nouveaux: le mythe de la caverne, le mythe de l'Androgyne, le mythe de l'Atlantide, et puisqu'ils le disent, le mythe de Socrate.

Dans son acception moderne, le mythe est un récit conçu pour enjoliver la réalité. La pensée religieuse, dite "pré-rationnelle", est alors le terreau sur lequel le doute philosophique aurait germé comme par miracle, et l'on place volontiers l'origine des Lumières dans la démocratie athénienne et l'athéisme supposé de Socrate.

Mais le mot de grec ancien μῦθος désigne en fait une certaine qualité de parole. Le mythe est "faux" dans un monde qui n'est que le voile du Vrai, du Beau et du Bien. Il est vrai du point de vue du λόγος dont procèdent toutes choses ici-bas, y compris l'humaine raison. Le mythe est à l'existence ce que le rêve est à l'état de veille: une rupture de niveau et une respiration. Une fois fixé, le mythe subit ce que subissent toutes choses ici-bas : la dégradation et la mort. Pour "dire vrai" à nouveau, il faut remonter boire à la source. 

Loin d'être impie, Socrate était donc au contraire l'homme le plus profondément religieux d'Athènes, et son supplice, une fissure irréparable dans la Grande Muraille.

Voilà pourquoi je n'ai pu me retenir d'éclater de rire lorsque j'ai pris connaissance du projet transhumaniste.




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